En mettant en cause à la tribune de l’ONU « la démocratie à l’occidentale », le président de la transition guinéenne sait-il qu’il met aussi en cause ce qui va avec, à savoir des élections libres et pluralistes, la liberté d’information, d’expression et de manifestation, une justice indépendante, un État de droit, etc… ?
C’est une antienne, un refrain sexagénaire fredonné depuis les indépendances, que le colonel Mamadi Doumbouya a remis au goût du jour le 23 septembre lors de son discours remarqué – et aussitôt qualifié d’« historique » à Conakry – devant l’Assemblée générale de l’ONU.
Pour faire court : la démocratie à l’occidentale, « ce modèle que vous nous avez si insidieusement et savamment imposé […] presque de façon religieuse », est un échec. Ça ne marche pas, car faute de « s’adapter à nos réalités, à nos coutumes, à notre environnement », la greffe ne pouvait pas prendre.
Idées reçues racistes
Cette affirmation, qui fait irrésistiblement penser à celle de Jacques Chirac expliquant en 1990 devant un auditoire ivoirien en quoi, selon lui, l’Afrique n’était ni prête ni mûre pour la démocratie, est certes ancrée dans un constat difficilement réfutable. En Guinée comme ailleurs, la compétition politique « à l’occidentale » a souvent été synonyme de conflits électoraux, de partis ethnicisés, d’accommodements avec la Constitution et de violences de toutes sortes. Et si à Conakry comme à Bamako, à Ouagadougou ou à Libreville, les juntes militaires ont été favorablement accueillies, c’est parce que leur intervention était aux yeux de l’opinion le seul moyen de débloquer des situations perçues comme inextricables et à hauts risques.
Mais Mamadi Doumbouya va plus loin. En convoquant les réalités et les coutumes africaines auxquelles la démocratie « importée » serait inadaptée, il laisse entendre que cette inadaptation est culturelle – donc fondamentale – et que l’Afrique s’y est laissée entraîner au mieux par mimétisme, au pire contrainte et forcée à coups de sommations et de menaces portant sur la bonne gouvernance politique, économique et judiciaire.
Or non seulement cette affirmation essentialiste est sujette à caution – en quoi l’Afrique aurait-elle forgé une histoire et conçu une culture incompatibles avec la démocrate ? –, mais elle rejoint, involontairement bien sûr, toute une série d’idées reçues racistes colportées après les indépendances et qui ont la vie dure, du type « les élections africaines ne sont que des bouffonneries de rois nègres », « les Africains font trop d’enfants, c’est culturel », « l’Afrique est un gouffre financier pour les bailleurs de fonds », etc. Surtout et sans qu’il s’en rende compte, le président guinéen reprend tous les éléments d’une pensée qui a déjà servi de justification aux régimes à parti unique jusqu’au début des années 1990.
Discours souverainistes
Que ces derniers fussent « modérés » ou « progressistes », tous, à commencer par celui de Sékou Touré – l’une des références idéologiques majeures de la junte guinéenne aujourd’hui –, ont instrumentalisé un discours souverainiste, autoritaire et développementaliste assimilant la démocratie à l’occidentale et particulièrement le pluripartisme à une source de divisions et d’affrontements fratricides contraires à l’unité de la nation. Cette critique du modèle importé de démocratie, dont le but réel était de légitimer des pouvoirs autocratiques et patrimoniaux qui pour beaucoup se soldèrent par des échecs économiques et sociaux patents (c’est le cas de la Guinée sous Sékou Touré, puis Lansana Conté), était d’ailleurs largement partagée en France par ceux qui, comme Jacques Chirac, estimaient que les démocraties ne pouvaient s’implanter qu’au sein de nations qui avaient déjà su réunir les conditions sociales d’un décollage économique – ce qui n’était pas le cas de l’Afrique.
Pour Mamadi Doumbouya, « plusieurs décennies d’expérimentation chaotique de notre environnement », depuis le fameux sommet de La Baule, en 1990 (l’origine du mal selon lui), et l’épidémie non pas de putschs, comme aujourd’hui, mais de contestations démocratiques qui a suivi, ont donc débouché sur une sorte de retour nécessaire du refoulé. Et cela d’autant que les expériences démocratiques n’ont pas entraîné une amélioration du niveau de vie des citoyens, renaître à la liberté ne remplissant pas les assiettes. Soit.
Le problème, c’est que le colonel de Conakry se garde bien d’entrer dans les détails et que cela inquiète. Mettre en cause la démocratie à l’occidentale, c’est en effet mettre en cause ce qui va avec, à savoir des élections libres et pluralistes, la liberté d’information, d’expression et de manifestation, une justice indépendante, un État de droit, etc… En jetant le bébé avec l’eau du bain sous prétexte que le seul président démocratiquement élu dans l’histoire de la Guinée, Alpha Condé, en a fait un usage pour le moins contestable, Mamadi Doumbouya ne propose aucun autre modèle alternatif que le pouvoir d’un seul.
Influenceurs narcissiques
Car c’est bien là le défaut – béant – dans la cuirasse des discours souveraino-panafricanistes actuels en vogue en Afrique de l’Ouest, de Niamey à Conakry en passant par Bamako, Ouagadougou et même Lomé, si l’on en croit la tonalité de l’allocution prononcée par le ministre togolais des Affaires étrangères, Robert Dussey, à la tribune de l’ONU. Pour justifiées qu’elles soient, les critiques de l’Occident, en particulier de la France, ne reposent sur aucune production intellectuelle normative susceptible de proposer une alternance « africaine » aux règles classiques de la démocratie.
Comment prétendre asseoir une quelconque hégémonie culturelle quand, en guise d’« intellectuels organiques » on ne dispose que d’influenceurs narcissiques chez qui l’imprécation tient lieu de réflexion ? Les révolutionnaires des années 1960 et 1970 avaient à leurs côté un Samir Amin, un Frantz Fanon, un Majhemout Diop, un Paulin Hountoundji, en mesure de penser – même si l’Histoire ne leur donna pas toujours raison – l’adaptation de la démocratie à l’environnement socio-économique de l’Afrique francophone. Ceux des années 2020 ont Kémi Séba, Nathalie Yamb et Franklin Nyamsi, c’est là toute la différence. Un décalage cruellement illustré par la régurgitation d’une logorrhée complotiste tout droit sortie de l’époque des partis uniques, telle qu’elle apparait dans le communiqué du gouvernement burkinabè du 25 septembre interdisant la diffusion des publications de Jeune Afrique Media Group.
En réalité, la démocratie est un processus, comme la démontre son appropriation par l’un des rares pays du continent géré en fonction du modèle « occidental » décrié par Mamadi Doumbouya et ses homologues du Sahel : l’Afrique du Sud.
Là-bas, la greffe a pris, en dépit du fait que l’immense majorité des citoyens n’ont été socialisés dans un environnement démocratique qu’à partir du milieu des années 1990. Il est vrai que les fondations de l’édifice ont été posées par un homme d’exception qui a su faire comprendre à ses compatriotes qu’aucune société n’était naturellement démocratique, mais qu’elle pouvait et devait le devenir : Nelson Mandela.
Lors de son discours à l’ONU, le président de la transition guinéenne s’est attribué la petite phrase lancée il y a quinze ans devant l’Assemblée nationale française par la secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy, Rama Yade : « L’Afrique de papa, c’est terminé ! » Il n’est pas sûr que l’Afrique qu’il nous propose ait quoi que ce soit de différent.
Edito : François Soudan